Signes du monde contemporain. Entretien avec David Le Breton

DAVID LE BRETON

Marquer le corps avec des signes il paraît être une constante dans l’histoire de la culture. Jacques Lacan pose le sujet à la fin des années cinquante dans le séminaire Les formations de l’inconscient à propos de la fonction que le tatouage et la circoncision jouent dans le cadre de certains rituels, voire, il étend cette considération aux façons particulières de marquer le corps qui sont présentes dans le domaine de la mode. Alors Comment lire ces pratiques actuellement ? S’agit-il d’un même phénomène qui traverse les différentes époques en changeant sa forme ou est-il possible d’établir un certain type de coupe entre différents moments ?

L’origine des signes cutanés est liée à la condition humaine, au fait que l’inscription humaine dans le monde passe par la dimension symbolique, celle du sens. Elle s’approprie les données de l’environnement mais tout autant le corps, toujours transformé d’une manière ou d’une autre. La différence majeure entre les sociétés traditionnelles et les nôtres tient au fait que dans les premières, les marques corporelles intègrent au sein du groupe, alors que dans les nôtres, elles tendent plus à individualiser, à démarquer l’individu. Dans les sociétés de la tradition la personne est plus ou moins diluée dans le groupe, dans nos sociétés la personne devient un individu, elle ne s’autorise que d’elle-même alors que dans les sociétés traditionnelles l’héritage des ancêtres sous l’égide des dieux est essentiels.

Dans les années cinquante, Lacan associe l’idée de signe au désir. La marque renvoie, commémore ou imprime dans ce contexte l’accès à ce qu’on appelle un certain stade du désir et la traversée de la castration que ceci implique. D’une certaine manière, à travers les marques, ce qui est le collectif, la tradition, le monde, s’inscrit dans le corps et fait que ceci prenne sens. Mais aujourd’hui on retrouve la prolifération du tatouage, ce qui représente pour beaucoup de monde une marque d’affaiblissement des idéals et des grands récits qui ont soutenu l’ordre symbolique traditionnel. Alors qu’est-ce qu’il arrive actuellement avec le sens des marques qui sont imprimées dans le corps ?

Le tatouage est aujourd’hui investi comme signe d’embellissement du corps, il n’est plus associé à la marginalité (à moins d’une volonté délibérée d’afficher des figures agressives ou obscènes, ce qui est nettement plus rare aujourd’hui). La métamorphose de l’apparence est inscrite une fois pour toute dans la chair, elle contribue au sentiment de soi. Le tatouage aujourd’hui se transforme en culture, et non plus en engouement provisoire. Cette passion envers le tatouage s’inscrit dans une ambiance sociale où le corps est perçu comme un élément de la construction de soi. Perçu comme inachevé et imparfait, l’individu se voue à la tâche de le prendre en mains et de l’ « améliorer » avec son style particulier. Le tatouage est aujourd’hui un phénomène planétaire qui ne cesse de gagner du terrain. Dans nos sociétés contemporaines, la peau se mue en instance de fabrication de la présence au monde dans une société où prime l’apparence, la nécessité du look. Surface d’inscription du lien, elle enclot le sujet de manière vivante, car elle est aussi ouverture, lieu de passage du sens dans la relation avec le monde. Ecran où l’on projette une identité rêvée, en recourant aux innombrables modes de mise en scène de l’apparence régissant nos sociétés, elle enracine le sentiment de soi dans une chair qui individualise. L’assignation à l’identité, qui voudrait un corps intangible, s’efface devant le signe cutané qui reformule l’existence de manière plus ou moins sensible selon les circonstances et les intentions de l’individu. A défaut de grands récits pour s’orienter dans l’existence, les marques corporelles suggèrent finalement les petits récits pour exister malgré tout  comme sujet. Et en effet nos contemporains sont intarissables sur leurs tatouages comme j’en ai fait l’expérience avec plusieurs enquêtes. L’expérimentation prend la place des anciennes identités fondées sur l’habitus et l’identification. Le sentiment de soi est alors inlassablement travaillé par un acteur dont le corps est la matière première de l’affirmation propre selon l’ambiance du moment, la première source d’une identité devenue narrative.

Dans une phase postérieure de l’élaboration lacanienne, la notion de signe commence à être articulée à un ordre de l’expérience qui dépasse la structure du langage et l’ordre du signifiant. Vous vous êtes occupée d’analyser le silence comme une manière actuelle d’accéder à cet ordre de l’expérience pour lequel le langage ne suffit pas. Ce sujet nous questionne, puisque le silence occupe une place dans l’expérience d’une analyse. Le silence peut avoir du sens, il peut aussi être en rapport à ce qui est ineffable, à la pulsion. Mais le silence peut aussi être en rapport au savoir qui est supposé chez un analyste, une position dans laquelle le silence jouerait une fonction opérationnelle. Comment vous comprenez le silence dans notre contexte social actuel ?

Le recours au silence rend le thérapeute plus disponible à l’écoute de la parole d’un patient en suivant les méandres de son cheminement au fil de l’inconscient. Le silence de l’analyste n’est ni un mutisme ni un vide car sa présence n’en contient pas moins les significations que le patient lui prête. Il ne s’agit pas pour l’analyste de ne susciter aucun bruit, mais de se taire, c’est-à-dire de témoigner d’un silence actif, lourd d’une tension qui maintient le patient en éveil. L’analyste pourrait parler, mais il choisit de s’abstenir pour être mieux à l’écoute et pour que sa parole résonne davantage quand il la prend. Freud recommande que son inconscient se greffe sur celui de son patient à travers une attention « flottante », évitant une fixation trop rigide sur la parole énoncée, de crainte d’imprimer une influence trop personnelle sur le déroulement de la cure. En analyse, même lorsque le patient se tait, il parle à son insu par sa posture, ses gestes, ses mimiques. La voix tue est débordée par le bavardage du corps. A mes yeux, le silence est toujours l’équivalent d’une parole, d’une présence. Dans la cure, il n’est pas une lacune du sens, il est plein d’une présence active, d’une ouverture à l’autre, il est une disponibilité au sens. Le silence n’est pas seulement une résistance, une manière d’esquive, une valeur négative à surmonter ou un symptôme à débouter, la cure ne se déroule pas à travers la seule souveraineté de la parole énoncée. Tout fait sens. Chez certains patients le silence est le garant de la souverainté d’un rythme nécessaire qui protège l’économie psychique d’un patient craignant d’être bousculé sans bénéfice ou au risque de perdre son enracinement dans le monde. Face à une précipitation qui l’effraie car il ne sait pas encore s’il est suffisamment armé pour avancer, il oppose sa retenue que seule dénoue le temps et le travail de l’inconscient sous l’égide son analyste. En progressant à son pas, le patient conjure sa peur de l’effondrement, et le silence est aussi pour lui un outil, un balancier pour tenir sa peur à distance face à ce qu’il perçoit en lui d’abime. Le silence de l’analyste ou du patient n’a pas la même signification au long du déroulement de la cure et, davantage encore, selon sa résonance intérieure pour l’un et l’autre.

Il y a un événement historique d’importance au moment de penser cette zone de l’expérience pour laquelle le langage ne suffit pas. Elle a été abordée par Walter Benjamin à partir de l’expérience de ceux qui ont survécu aux Guerres Mondiales. Le XXe siècle est illuminé par le silence, comme impossibilité de raconter ce qui c’était passé, toutefois, vous voyez dans le silence une possibilité d’affronter le XXIe siècle tellement bruyant. Vous pourriez développer cette idée ?

La tyrannie de la communication propre à nos sociétés est une mise en accusation du silence, comme il est une éradication de toute intériorité. Il ne laisse pas le temps de la réflexion ou de la flânerie car le devoir de communication l’emporte. La pensée exige la patience, la délibération; la communication s’effectue toujours dans l’urgence. Elle transforme l’individu en interface ou le destitue des attributs qui ne concernent pas d’emblée ses exigences. Elle est une interruption permanente du silence de la vie, son bruit prend la place des anciennes conversations. Cette parole sans fin est sans réplique. Elle n’est pas de l’ordre de la conversation, elle occupe plutôt le terrain sans se soucier des réponses, et grâce au téléphone portable elle traque l’individu et le déloge même de ses lieux les plus secrets, les plus intimes. Certes, elle n’est pas nécessairement monologue, mais elle tend parfois à être une forme bavarde de l’autisme. La tragédie contemporaine serait le silence une panne généralisée des ordinateurs et des téléphones portables, bref un monde livré à la parole des plus proches, à la seule appréciation personnelle. Ce serait aujourd’hui le comble de la désolation. Le monde contemporain transforme l’homme en lieu de transit voué à recueillir un message infini. Retournement de l’homme comme un gant puisqu’il est tout entier présent à lui-même à sa surface. La force signifiante de la parole se discrédite ou s’émousse dans de bavardage sans fin à vocation essentiellement phatique mais qui oublie le monde vivant des plus proches. Je viens de passer devant un restaurant et aperçu une famille derrière une vitre. Les deux parents étaient hypnotisés chacun par leur portable et les trois enfants totalement délaissés, livrés à eux-mêmes. La prolifération technique de la parole la rend inaudible, interchangeable, disqualifie son message ou impose une attention particulière pour l’entendre dans le brouhaha qui l’entoure ou le brouillage de sens de nos sociétés. La dissolution médiatique du monde aboutit à un bruit assourdissant, à une équivalence généralisée du banal et de l’horreur qui anesthésie les sens et blinde les sensibilités. L’hémorragie du discours nait de l’impossible suture du silence. La communication qui tisse interminablement ses fils dans les mailles de la trame sociale se donne sur le mode de la saturation, elle ne sait pas se taire pour être entendue, elle manque du silence qui lui donnerait un poids, une force. Et le paradoxe de cet écoulement sans fin, c’est qu’elle perçoit le silence comme son ennemi juré : aucun blanc à la télévision ou à la radio, par exemple, impossible de laisser passer en fraude un instant de silence, toujours règne un flux ininterrompu de paroles ou de musiques comme pour conjurer la menace d’être enfin entendu, impossible de ne pas répondre aux SMS ou aux mails. Dans la communication, au sens moderne du terme, il n’y a plus de place pour le silence, il y a une contrainte de parole, de rendre gorge d’une disponibilité sans faille. Nous n’avons plus besoin de Big Brother. Le péché impardonnable dans ce contexte est de se taire. L’idéologie de la communication assimile le silence au vide, à un abime au sein du discours, elle ne comprend pas que parfois c’est la parole qui est la lacune du silence. Le silence est l’ennemi juré de la communication, sa terre de mission. Il implique en effet une intériorité, une méditation, une distance prise avec la turbulence des choses, le temps de la pensée. Le seul silence de la communication est celui de la panne, de la défaillance de la machine, de l’arrêt de transmission. Il est une cessation de la technicité plus que l’émergence d’une intériorité. Le silence devient aujourd’hui un vestige archéologique, un reste non encore éradiqué. Anachronique dans sa manifestation il produit le malaise, la tentative immédiate de le juguler comme un intrus. Mais simultanément il résonne comme une nostalgie. L’ébriété de parole rend enviable le repos, la jouissance de penser enfin l’événement et d’en parler en prenant le temps dans le rythme d’une conversation qui avance à pas d’homme en s’arrêtant enfin sur le visage de l’autre. Et le silence, de refoulé qu’il était prend alors une valeur infinie. Le silence est aujourd’hui l’une des formes les plus aigües de résistance aux violences symboliques du monde de la communication et de la disponibilité obligatoires.

Dans la classe du 20 janvier 1971, Lacan, il prononce la phrase suivante : «  le sous-développement, ça n’est pas archaïque, chacun sait que c’est produit par l’extension du règne capitaliste, je dirai même plus : ce dont on s’aperçoit, et dont on s’apercevra de plus en plus, c’est que le sous-développement, c’est très précisément la condition du progrès capitaliste.» Vous pensez qu’il est possible d’identifier des signes de cette prévision lacanienne dans le monde actuel? Si c’est le cas, Quelle serait l’influence de ce phénomène sur les corps ?

Dans une société où s’impose la flexibilité, l’urgence, la vitesse, la concurrence, l’efficacité, la disponibilité, etc., être soi ne coule plus de source dans la mesure où il faut à tout instant s’ajuster aux circonstances, assumer son autonomie, rester disponible pour son entreprise, sa famille, ses amis. La valeur associée au sens, au symbolique s’appauvrit. Etre soi devient difficile et exige un effort qui n’en finit plus. L’existence ne se donne plus toujours dans l’évidence, elle est souvent en effet une fatigue, un porte-à-faux, le sentiment que le sens s’efface. Le goût de vivre devient parfois difficile à soutenir. La tentation de disparaitre de soi répond au sentiment de saturation, de trop plein éprouvé par l’individu. Recherche d’une relation amortie aux autres, elle est une résistance aux impératifs de se construire une identité dans le contexte de l’individualisme de nos sociétés et surtout du néolibéralisme cynique qui imprègne non seulement l’économie mais aussi les relations sociales. Nombre de nos contemporains aspirent à la relâche de la pression qui pèse sur leurs épaules, à la suspension de cet effort à fournir sans cesse pour continuer à être soi au fil du temps et des circonstances, toujours à la hauteur des exigences envers soi et envers les autres. Disparaitre de soi revient à se défaire des contraintes d’identité qui imposent en permanence d’assumer ses responsabilités envers sa famille, son entreprise, ses amis, etc. sans pouvoir reprendre son souffle. Parfois, la dépression, le burn out, l’effondrement du lien significatif aux autres et à sa propre vie, brisent tout narcissisme, et l’individu échoue à s’agripper à son corps et lâche douloureusement prise. Manière pénible de disparaitre un moment.

Il est possible de penser qu’une des conséquences de ce sous-développement est en rapport avec le déclin de ce qui est le symbolique et va de pair avec ce qui, dans le cadre de la discussion psychanalytique, a été interprété comme une aversion par le langage. Pensez-vous qu’il est possible de trouver des signes de cette aversion par le langage dans les corps ou dans les terrains comme l’art ou la politique ?

Nous sommes en effet dans un monde où la dimension symbolique perd un large part de son pouvoir de relier les individus entre eux. Le sens bien entendu est toujours là, il est inhérent à la condition humaine, mais il ne fait plus toujours lien, au contraire, il s’individualise. La planète digitale est par exemple un univers sans contrôle dans la mesure où n’importe qui peut publier n’importe quoi, ce qui alimente tragiquement les fake news. Il ne s’agit pas d’une démocratisation de l’information qui était déjà présente dans la pluralité de la presse ou des chaines de télévision depuis des décennies, mais plutôt d’un aplatissement, de la transformation de l’information en miroir de soi, le souci de vivre dans un monde qui soit strictement conforme à ses idées, sans qu’aucune vérification soit possible, un monde sans autre. Cet univers virtuel est propice aux fantasmes, la moindre information est aussitôt démentie, et toujours propre à alimenter la ritournelle des complots. C’est un monde de la toute-puissance de la pensée, où le narcissisme rencontre peu la limite de l’autre. Internet à cet égard est moins un outil de connaissance qu’un outil de consolidation des croyances informulées qui présidaient à la consultation. Chacun y trouve ce qu’il cherchait et se flatte d’avoir su conforter son opinion en dépit des obstacles alors que peu la partagent autour de lui. La croissance d’internet va de pair avec la diminution de la culture générale individuelle et une amnésie de l’histoire. Ce qui importe aujourd’hui ce n’est plus ce qui s’est passé, mais ce que les gens croient s’être passé.